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Le CV anonyme : cette fausse bonne idée

 

*Article sur la libération (6/01/09)

Sur le cv anonyme

 

Originaire du Laos, je possède un prénom unique dont je tire fierté. Il a été choisi par un grand-père éduqué, connaissant parfaitement le pali, le sanscrit, le lao, le thaï, le mandarin, le français et l’anglais. Habitant au Québec et possédant la double nationalité française et canadienne, je me trouve aujourd’hui à la recherche d’un emploi depuis plusieurs mois, en dépit d’un bac + 5 et d’un parcours professionnel déjà riche. Devant ma difficulté à obtenir des réponses à mes candidatures, un professeur d’université bienveillant m’a conseillée de m’attaquer au mal en amont en déposant une demande de changement de nom pour devenir Alice Lynh. La volonté, exprimée par le président Sarkozy, d’expérimenter en France l’usage du CV anonyme dans les grandes entreprises françaises devrait logiquement me réjouir. Mon expérience ici au Québec, une province canadienne réputée pour son multiculturalisme et son souci - au moins formel - de protection des droits des minorités visibles, m’inspire pourtant beaucoup de circonspection à l’égard ce type de proposition.

Sans aller jusqu’à l’anonymat des curriculum vitae, nous avons pour règle et usage de ce côté-ci de l’Atlantique de ne pas faire figurer certains renseignements personnels tels l’âge, le sexe, la date et le lieu de naissance dans les CV que nous adressons à nos employeurs potentiels. La présence de la photo du candidat est rare et, en aucun cas, obligatoire. Le CV comporte essentiellement les nom et prénom du demandeur d’emploi ainsi que ses coordonnées. Les lois canadiennes interdisent à l’employeur d’exiger, à moins que ce ne soit justifié, les données relatives au sexe, lieu de naissance, date de naissance, origine ethnique, religion, orientation sexuelle. Seuls, certains emplois publics bien définis exigent de posséder la citoyenneté canadienne.

Avec un taux de chômage de 29 % chez les Maghrébins et 17 % chez les Noirs (contre 8 % en moyenne chez les Québécois de souche), on pourrait douter que le CV anonyme facilite l’embauche. Le cas judiciarisé - et largement médiatisé ces derniers mois - de l’agronome Kamal el-Batal qui, ayant envoyé deux CV identiques à la même entreprise, l’un sous son nom l’autre sous le nom de Marc Tremblay, a permis de faire la preuve d’un traitement discriminatoire de la part de l’employeur qui avait privilégié sa candidature sous un nom québécois. Face à la solution ultime qui reviendrait à changer de nom pour adopter un patronyme «intégrateur», l’option du CV anonyme semble en effet faire figure de mesure palliative, évitant le terrible déni d’identité.

Pourquoi alors ne souhaitons-nous pas de l’instauration du CV anonyme ? Les raisons qui conduisent à nous y opposer sont multiples et tiennent en premier lieu à l’inefficacité du procédé au regard des objectifs qui lui sont assignés. Elles sont parfaitement résumées par Fo Niemi, directeur du Centre de recherche-action sur les relations raciales (Crarr) à Montréal. «Le CV anonyme perpétue le racisme et d’autres formes de discrimination dans la sélection et l’embauche ; il envoie un message de dévalorisation et de marginalisation de l’origine ethnique d’une personne, surtout celle de souche non européenne ; il encourage une fausse représentation et un détournement de la vérité sur soi qui pénalisera le candidat lors de l’entretien ; il est l’antithèse d’une société comme la nôtre où les caractéristiques personnelles sont des motifs de non-discrimination et où la diversité ethnique est protégée par la loi ; il ne peut pas cacher l’origine ethnique ou le sexe de la personne, entre autres, au stade l’entretien ; il cache et institutionnalise le racisme au lieu de l’exposer ; il fournit aux employeurs incriminés un alibi habile en ne faisant que déplacer le lieu et le moment de leurs pratiques discriminatoires… In fine, le CV anonyme ne saurait constituer une démarche efficace pour lutter contre le racisme institutionnalisé en milieu de travail.»

Dans une société canadienne, marquée et enrichie ces dernières décennies par une forte immigration en provenance de pays en développement et une explosion démographique des nations autochtones, la diversité ethnique est devenue une réalité et - en principe du moins - une valeur fondamentale. Par conséquent, le maintien des noms qui reflètent cette diversité ethnique est non seulement une pratique affirmative de l’identité culturelle, mais aussi un fait protégé par les lois sur les droits de la personne. Ainsi, le CV anonyme serait l’antithèse de ce fait sociologique et de cette valeur essentiellement canadienne.

Peu de plaintes pour discrimination raciale en milieu professionnel ont été reçues par les tribunaux et les commissions d’enquête, à cause de la difficulté de la preuve et par peur de représailles. Mais les statistiques «ethniques» effectuées par Statistique Canada fournissent des renseignements objectifs, notamment sur le chômage. Elles devraient permettre l’élaboration et l’évaluation des politiques et des programmes publics et améliorer la prise de décisions au profit de tous les Canadiens.

Si en matière d’égalité des chances et de respect de la diversité, l’expérimentation sociale est toujours la bienvenue, il n’est pas certain que celle initiée en France autour du CV anonyme soit la plus opportune. Sur les cent grandes entreprises volontaires pour la mettre en œuvre, gageons que le bilan social qui sera fait de l’opération à de bonnes chances d’apparaître positif, moins par la validité de la procédure en elle-même que parce que lesdites entreprises, pour des raisons d’image évidente, s’engageront dans une politique masquée de quotas - politique à laquelle le président Sarkozy semble aujourd’hui s’opposer. Le «volontarisme républicain» invoqué par ce dernier dans son discours à l’Ecole polytechnique ne doit pas être qu’incantatoire. Le combat pour l’équité en emploi passe d’abord par la volonté de l’Etat d’inscrire la lutte contre les discriminations dans le droit et de doter des instances indépendantes de moyens conséquents pour assister les personnes dans leurs recours contre des pratiques discriminatoires, celles de l’Etat et de ses institutions comprises.

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